L'étude
de la production de textes fantastiques et de science-fiction
au Québec nous passionne depuis vingt ans. Il était
inévitable que le XIXe siècle vienne solliciter
un jour notre curiosité. Et quand je dis « nous »,
je parle en mon nom, bien sûr, mais aussi au nom de mes
collègues Jean Pettigrew, Michel Lord, Daniel Sernine,
Rita Painchaud, Thierry Vincent et Norbert Spehner qui ont accepté
de collaborer à cet ouvrage. Depuis 1987, l'idée
de circonscrire le corpus fantastique dans la production québécoise
du XIXe siècle s'est imposée. Cependant, comment
trouver le temps de mener des recherches fouillées et
souvent difficiles tout en suivant de près la production
courante ? C'est ainsi que des livres mettent parfois plus de
dix ans à voir le jour
Avant d'aborder le corpus des contes étudiés dans Le XIXe siècle fantastique en Amérique
française, il peut être utile de préciser
les choix qu'un tel travail d'analyse nous a obligés tôt
ou tard à faire. En premier lieu, le point de vue critique.
En d'autres mots, comment devions-nous nous situer par rapport
à ces textes ? En adoptant un point de vue actuel ou en
nous mettant dans la peau du lecteur de l'époque ? Nous
avons choisi la première option parce que la seconde nous
semblait une position théorique difficilement soutenable
en nous demandant de faire abstraction de nos valeurs, de nos
connaissances actuelles. Nous croyons qu'il est plus enrichissant
de soumettre ces contes à une lecture moderne, d'établir
des liens ou des réseaux d'images avec des œuvres publiées
ultérieurement et d'anticiper sur des courants apparus
plus tard, au risque de nous montrer sévères ou
injustes à l'égard de certains textes.
En deuxième lieu, la sélection des textes. Pour
établir le corpus, nous avons pu compter sur le livre
d'Aurélien Boivin, Le Conte littéraire québécois
au XIXe siècle, paru en 1975, sans lequel une
telle recherche n'aurait pu être entreprise. Monsieur Boivin
répertorie dans son « essai de bibliographie
critique et analytique » un total de 1138 contes publiés
dans les nombreux journaux et revues qu'il a dépouillés.
Travail de moine que nous lui savons gré d'avoir effectué
au profit des chercheurs qui suivraient la voie qu'il avait ouverte.
C'est donc dire que dès le départ, la distinction
entre le conte littéraire et le conte oral ou populaire
s'est posée. Nous avons fait le choix de ne retenir que
les contes littéraires qui sont, la plupart du temps,
issus de la tradition orale mais dont une version est fixée
dans l'écrit et qui, de ce fait, appartiennent à
la littérature. On ne retrouvera donc pas dans cet ouvrage
des contes oraux recueillis par des ethnologues comme Germain
Lemieux ou Jean-Claude Dupont, dans une perspective de sauvegarde
du patrimoine vivant, démarche qui s'apparente davantage
à la préservation du folklore.
Cependant, dans son livre, Aurélien Boivin – pour des
raisons qu'il explique à la fin de son avant-propos –
ne résume pas tous les contes qu'il a répertoriés,
peu s'en faut, et surtout, il ne propose aucun commentaire critique
de ces textes. Pour connaître l'ampleur et la qualité
littéraire du corpus fantastique du XIXe siècle,
il y avait là tout un travail de recherche, d'analyse
et de réflexion à poursuivre. Ce que nous avons
fait. C'est ainsi que Le XIXe siècle fantastique
en Amérique française – certains textes ont
été écrits par des Acadiens, des Franco-Américains
ou des francophones des autres provinces canadiennes – délimite
le corpus des récits fantastiques en présentant
un résumé et une analyse critique de quelque 140
contes, nouvelles, légendes et romans fantastiques. La
variété des genres narratifs ne constituait pas
au départ un critère d'inclusion ou d'exclusion.
Quel que soit le type de récit privilégié
par l'auteur – conte, légende, nouvelle –, dans la mesure
où le texte était fantastique, il était
retenu.
Mais qu'est-ce qu'un texte fantastique ? Cette question n'a jamais
cessé d'être présente tout au long de l'élaboration
de cet ouvrage et de la constitution du corpus. Elle est au cœur
même de notre projet littéraire visant à
définir les racines du fantastique dans la littérature
québécoise. Évidemment, le fantastique du
XIXe siècle est différent du fantastique pratiqué
au Québec depuis 1960. La société québécoise
a changé et le fantastique, plus que tout autre genre
littéraire peut-être, a su refléter, voire
même anticiper ou provoquer ces changements.
En raison du climat religieux qui imprégnait le Québec
du XIXe siècle, les contes surnaturels – qui font
intervenir des figures associées à l'imagerie catholique :
le diable, la sainte Vierge, le petit Jésus, les saints
ou qui mettent en fiction des manquements aux vertus chrétiennes
sévèrement punis : la coquetterie, l'ivrognerie,
l'avarice, le blasphème, etc. – sont très nombreux.
Qu'il nous soit permis de ne pas être d'accord avec le
bon docteur Ferron quand il affirme : « Et si
le conte est agréable – c'est une de ses conditions –,
c'est qu'il n'est pas partial, qu'il ne fait pas partie d'une
apologie quelconque. Je ne connais pas de contes apologétiques. »
Des apologies, on en compte à la douzaine mais ne pas
en tenir compte et les exclure du corpus fantastique serait négliger
le courant majeur qui alimente la production de cette époque
et équivaudrait pratiquement à nier l'existence
du fantastique au XIXe siècle. Puisque ces contes
font appel au merveilleux religieux et mettent en scène
des êtres surnaturels ou des événements que
la seule logique ne peut expliquer, ils ont leur place dans une
définition élargie du fantastique.
À l'encontre de Todorov toutefois, le doute ou l'hésitation
ne constitue pas, à nos yeux, le critère déterminant
pour qualifier un texte de fantastique. Si le phénomène
surnaturel est expliqué de façon rationnelle comme
dans Le Loup-garou de Benjamin Sulte ou Le Diable des
forges de Louis Fréchette, par exemple, le conte n'est
pas inclus dans le corpus fantastique. Il faut qu'il y ait acceptation
du surnaturel. Par ailleurs, si on peut faire une lecture réaliste
et une lecture fantastique du même conte, c'est la lecture
réaliste qui prime comme c'est le cas pour Une nuit
dans une sucrerie de Charles Deguise et La Bête
à grand'queue d'Honoré Beaugrand. C'est pourquoi
également on ne trouvera pas dans ce corpus des contes
de résurrectionnistes – pourtant nombreux et considérés
à l'époque comme surnaturels – qui manifestent
une influence du gothique anglais (fondateur du fantastique canonique)
et du romantisme.
En résumé, pour reprendre la classification de
Todorov utilisée par Aurélien Boivin dans une de
ses études, seuls les contes fantastiques-merveilleux qui débouchent sur l'acceptation du surnaturel (les récits
les plus proches du fantastique pur, selon Todorov) et les contes merveilleux purs dont les événements surnaturels
ne provoquent aucune réaction particulière chez
les personnages (les contes de fées, par exemple) ont
été retenus pour les fins du présent ouvrage.
Les contes merveilleux purs et les contes fantastiques tels qu'ils
se présentent aujourd'hui (c'est-à-dire dégagés
des valeurs morales chrétiennes véhiculées
par la société du XIXe siècle) sont
peu nombreux en regard des contes surnaturels qui composent l'essentiel
du corpus. On aurait tort, cependant, de croire que l'ensemble
est homogène, que tous les textes sont imprégnés
de religiosité, de messages moralisateurs. Il y a là
un mythe à reconsidérer. L'un des objectifs du XIXe siècle fantastique
en Amérique française est de jeter un éclairage nouveau sur cette production.
L'ouvrage témoigne notamment d'une diversité de
thèmes et d'inspiration qui fait éclater l'image
réductrice d'une littérature essentiellement édifiante
et foncièrement monolithique. Sous l'ordre apparent de
la morale chrétienne, la subversion couve… Que l'on songe
à La Chasse-galerie d'Honoré Beaugrand ou
à certains pactes conclus avec le diable qui se dénouent
à l'avantage de l'humain.
Parmi les thèmes révélés par l'analyse
successive de ces contes, on remarquera la présence des
Premières Nations dans l'imaginaire des conteurs. Certes,
on peut objecter que la figure du Sauvage est rarement présentée
sous un jour favorable mais l'incidence de la présence
et de la mythologie amérindiennes est certainement une
révélation. Si Louis Fréchette, Firmin Picard
et l'abbé Casgrain ont dépeint les premiers habitants
du Nouveau Monde comme des païens sanguinaires, d'autres,
comme Joseph-Charles Taché dans Le Grand-Lièvre
et la Grande-Tortue, ont su faire preuve d'ouverture pour
aborder cette autre culture sans imposer une vision de Blanc.
La lecture de ce corpus permet aussi de réaliser l'importance
vitale du fleuve Saint-Laurent et, plus généralement,
des cours d'eau comme voies de communication. Ils sont au centre
d'un bon nombre de textes, qu'il s'agisse d'excursions dans les
pays d'en haut, de noyades, de vaisseau fantôme ou de feux
follets. Cela est d'autant plus étonnant que l'eau est
pratiquement absente de la littérature québécoise
contemporaine ainsi que l'a démontré Jacques Ferron
dans son magnifique roman Le Saint-Élias.
Le XIXe siècle fantastique
en Amérique française fournit l'occasion de redécouvrir
certains textes singuliers injustement tombés dans l'oubli
et des auteurs comme Firmin Picard – jamais édité
en recueil –, Honoré Beaugrand, Pamphile LeMay, Faucher
de Saint-Maurice, Joseph-Ferdinand Morissette et Joseph-Charles
Taché qui ont jeté les bases d'une littérature
nationale qui a gagné depuis ses lettres de noblesse.
Nos recherches menées sur cette période de l'histoire
littéraire du Québec ont permis enfin de vérifier
ce que l'on soupçonnait déjà : la science-fiction
québécoise fait son apparition au XXe siècle
seulement. Le roman de Jules-Paul Tardivel, Pour la patrie,
est l'une des rares œuvres de SF ou de proto-SF publiées
au XIXe siècle. Sa parution en 1895 annonce la naissance
du genre. Toutefois, même si l'anticipation rattache ce
roman à l'une des formes que prend la science-fiction,
les deux valeurs fondamentales de cette utopie séparatiste,
la religion catholique et la langue française, indiquent
assez clairement que le roman de Tardivel appartient à
la société du XIXe siècle et qu'il
ne célèbre nullement le progrès ou l'avènement
de la société technologique qui est au cœur du
projet de la science-fiction.
On peut s'étonner que Jules Verne n'ait suscité
ici aucun émule alors que des poètes comme Louis
Fréchette et Octave Crémazie ont été
influencés par la poésie française. De même,
la figure du vampire est totalement absente de la littérature
fantastique mais cela s'explique peut-être par le fait
que la tradition est d'origine anglo-saxonne (Bram Stoker, Ann
Radcliffe).
Vingt-cinq ans après la parution de l'ouvrage d'Aurélien
Boivin, Le XIXe siècle fantastique
en Amérique française repousse les limites de la connaissance
d'une partie des contes qu'il a exhumés des journaux et
revues du siècle précédent. Il est à
souhaiter que d'autres chercheurs auront l'occasion d'utiliser
la documentation rassemblée ici et les réflexions
soulevées par l'analyse de ce matériau brut afin
de développer davantage, par exemple, l'étude de
la figure du Diable ou de la symbolique socioculturelle conférée
au loup-garou – certaines thèses, au demeurant, ont déjà
abordé ces sujets comme on peut le voir dans la section
« Recensions des études ». En prenant
connaissance du contenu des quelque 140 récits commentés
ici, le lecteur peut d'ores et déjà dégager
les grandes lignes de cette mosaïque et brosser une image
globale des premières manifestations du fantastique en
terre francophone d'Amérique.
Claude Janelle |
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