-
Votre panier
-
-
-
- Contacts
- Auteurs
- Romans
- Nouvelles
- Essais
- Catalogue
- Commandes
- L'ASFFQ
- Manuscrits
- Sur
le Web...
- Sortie
|
SFFQ : Jean-Pierre April
TéléToTaliTé, un recueil de Jean-Pierre April (1984)
Attendu depuis
quelques années, voici enfin le deuxième recueil
de Jean-Pierre April. Il fait suite à la Machine à
explorer la fiction, paru en 1980 au Préambule. TéIéToTaIiTé
regroupe cinq nouvelles dont une seule, l'Éternel
président, est inédite. Les quatre autres sont
parues entre 1980 et 1983, dans des médias comme Espaces
imaginaires, imagine... ou Solaris.
La première observation concernant ce recueil est sa remarquable
homogénéité thématique. On cause
des apparences, de l'évanescence de la réalité,
des simulacres... en relation directe avec les médias
électroniques qui rendent l'homme sensible à ces
angoisses encore insoupçonnées il y a quelque temps.
Peurs nouvelles, nous dit April, car elles nous viennent directement
de l'emprise énorme exercée par ces médias
sur notre mode de vie. Que ce soit l'utilisation biaisée
de notre bonne vieille télévision, de la TDfiction
ou de la stéréo-fusion, l'humain est agressé
par ces réalités fabriquées de toutes pièces
et qui l'assaillent sans relâche, tant et si bien que la
vraie réalité s'estompe dans une non-existence.
D'ailleurs, connaissons-nous vraiment notre réalité,
et si oui, est-elle véritablement l'ultime, se plaît
à nous rappeler April à travers ces nouvelles.
Semblable en cela à Philip K. Dick, April nous entraîne
dans un dédale de paliers de conscience où se perdent
les protagonistes. Dans Trois vies dans la nuit d'un sous-homme,
par exemple, Emmanuel Simson, à force de nager dans la
réalité subjective de la stéréo-fusion,
verra celle-ci s'immiscer dans sa réalité première
de condamné pour crime passionnel. Mais sait-il où
est sa réalité ? Et à quoi bon la vivre
si l'autre est plus gratifiante ?
Interrogation des plus actuelles, le propos d'April n'est pas
de nous montrer le chemin de la vérité. Il s'agit
plutôt de nous permettre d'explorer ensemble une série
d'avenues possibles et d'en soutirer tous les enseignements valables
pour les pauvres vingtiémistes que nous sommes.
Car, semble nous dire April, nous ne sommes qu'à l'orée
de la véritable révolution visuelle. Nous abordons
le début de l'ère de l'information et la réalité
sera bientôt manipulée de façon industrielle.
Retombée logique de cet univers excessivement optimiste
cher à la révolution hippie, les futurs d'April
n'ont rien d'amusant. La consommation a repris au centuple ses
droits et le consommateur lui-même devient produit de consommation.
La sensation d'écrasement face au gigantisme de l'hyper-civilisation
technologique de demain entre en parfaite relation avec les désillusions
d'une certaine génération soixante-huitarde à
laquelle appartient l'auteur, puisqu'il est né en 1948.
Appuyant tout cela, il y a l'écriture convulsive d'April.
On sent la volonté de frapper par une image, d'accrocher
par la force de la situation. Derrière le propos, c'estle
flash qui permet de démarrer toute l'histoire. Encore
une fois comme Dick, April ne s'embarrasse pas d'une écriture
soignée, d'un style travaillé. Non, ce qui importe
ici, c'est le rythme, l'atmosphère trépidante,
la saturation, l'image, la syncope, oserais-je dire. C'est
peut-être pour cela que les principaux points faibles des
nouvelles de Jean-Pierre April se situent généralement
dans les scènes lentes.
Dans l'Éternel président, une belle histoire
de généraux et de dictateurs sud-américains,
quelques passages tournent à vide. Temps morts de la nouvelle,
ces passages ne réussissent pas à capter l'attention,
comme si la réalité ne cadrait plus. Le rythme
se casse, on nage dans l'indécision. Comme si les personnages
d'April ne pouvaient vivre en tant qu'eux-mêmes. Quelques
lignes plus loin, l'action s'emballe à nouveau et... le
lecteur aussi.
Même chose dans Chronostop, la nouvelle la plus
décevante du recueil. Les passages relatant Le temps
d'une paix, pour ne nommer que ceux-là, désamorcent
complètement l'allure échevelée des premières
pages. Le personnage, devenu statique, n'arrive pas à
s'affirmer par lui-même : il lui manque une dimension,
celle de l'action justificatrice. De plus, la fin m'est apparue
bâclée comme si April s'était désintéressé
lui aussi du sort de ses personnages.
C'est tout le contraire dans Télétotalité:
le souffle qui anime au début cette histoire de programmes-pirates
qui s'infiltrent dans le réseau de la TéléDirecte
- TD - dégénère rapidement en un ouragan
qui balaie tout sur son passage, même le lecteur. Détail
révélateur, l'un des personnages qui essaie de
voir clair dans tout cet imbroglio sur les réalités
artificielles qui se combattent s'appelle Dick... Donald Dick!
Comme quoi le côté satirique et même bouffon
d'April n'a aucune limite.
Deux nouvelles se distinguent dans ce recueil. La première,
l'Éternel Président, par son néo-réalisme
trop peu souvent employé par l'auteur, apporte une agréable
nouveauté dans l'univers d'April. L'autre, Canadian
Dream, par sa remarquable force imaginaire, représente
l'un des plus beaux exemples d'uchronie jamais écrits.
Malgré une grande ambiguïté d'écriture
qui n'aide aucunement à la compréhension de l'histoire,
cette nouvelle, par son ton résolument platonique, amène
habilement le lecteur aux frontières de l'invraisemblance.
Le jeu des réalités qui s'interpénètrent
et s'auto-influencent par l'entremise d'un sorcier africain,
la banalité presque étrange des personnages qui
peuplent cette nouvelle et la fin apocalyptique laissent le lecteur
sur une forte impression par rapport à notre propre réalité
et à la véritable réalité de ce Canada
que nous pensons connaître.
TéléToTaliTé est un recueil dense
qui, en aucune façon, n'épargne l'intellect de
son lecteur. Grâce à une thématique solide,
une écriture débridée, continuellement satirique,
et une imagination remarquable, il nous amène à
revoir notre optique sur cette réalité qui nous
entoure aujourd'hui et à nous pencher sur celle qui nous
attend au XXIe siècle.
Jean Pettigrew
Impressions
deThaï Deng, une nouvelle de
Jean-PierreApril (1985)
Thaï Deng, ville imaginaire pour les uns, rêve
désenchanté pour les autres. Géographiquement
: à la jonction de la Thaïlande, du Laos et du Cambodge.
L'an 2000 approche ou est déjà passé et
les guerres font toujours rage dans le Sud-Est asiatique. Les
assaillants, capitalistes, communistes ou musulmans, utilisent
les mêmes méthodes. Autrefois abandonnée
à sa faune et à sa flore, Thaï Deng est redevenue
ville humaine, mais ce sont les femmes qui ont pris le pouvoir,
désirant en faire un oasis de paix au milieu des combats.
Pour la junte féminine, les mâles sont cause des
guerres. C'est pourtant un homme que l'on kidnappe pour combattre
l'ennemi anonyme qui menace la ville. Le sauveur virtuel : un
électronicien drogué au klong, habitué des
bordels de Bangkok, qui peu à peu s'attachera aux femmes
de Thaï Deng, les commandantes sexistes, les dissidentes
naïves et les autres. Mais sa différence biologique
est une tare et, devant l'échec et le désespoir
commun, il servira de bouc émissaire, même si quelques-unes
voudraient bien l'avoir comme compagnon de lit.
Jean-Pierre April nous livre un texte achevé, riche.
J'ajouterais : sérieux et grave. Grave au sens où
il contraste avec le ton souvent employé par l'écrivain,
frisant le loufoque et le burlesque, ce qui n'empêchait
pas les propos de posséder une signification percutante.
Ici, on peut presque parler de réalisme, tant ce qui est
décrit et raconté paraît juste (lieux, sentiments,
comportements) et tant les éléments purement SF
sont minces. Les personnages font vrai, ils ont une épaisseur
psychologique, leurs émotions sont troubles et ambiguës.
April ne nous avait pas habitués à cela. Le décor
non plus ne souffre d'aucun vide, on se croirait réellement
là-bas, dans ce merdier apocalyptique où hommes
et femmes s'enfoncent depuis longtemps. Ce qui différencie
principalement cette nouvelle de la plupart des autres de J.-P.
April, c'est donc la distanciation, minimale cette fois, par
rapport aux événements racontés. L'implication
émotive du lecteur en devient d'autant plus forte.
Comment d'ailleurs ne pas réagir devant ces scènes
de la violence réelle, présentée crûment,
excessive en soi, ne demandant donc pas à être grossie
par la loupe de l'écrivain? April nous montre la guerre
dans ses innombrables replis, qui tue dans l'oeuf l'espoir malhabile
d'une paix durable. L'aveuglement assassin des hommes a engendré
le sectarisme féministe. En voulant combattre le pouvoir
mâle, les Thaïdengaises n'ont fait que le reproduire.Vision
pathétique et non spéculation d'intellectuel. L'idée
n'est sans doute pas neuve, mais elle a donné naissance
jusqu'à présent à peu de textes de fiction.
Il ne faudrait pas croire que ce texte se détache complètement
de l'oeuvre antérieure d'April. On y retrouve quelques-uns
de ses thèmes connus. Bangkok est à la fois symbole
de l'acculturation imposée par l'Occident et de la dégénérescence
de la civilisation. Le protagoniste-narrateur n'a lui-même
plus de véritable identité nationale. C'est un
Canadien, certes, mais il est plusieurs fois métis et
ses yeux sont bridés.
Assurément, ce texte constitue une étape importante
dans l'oeuvre de J.-P. April. J'irais même plus loin en
affirmant qu'il est une sorte d'événement dans
l'évolutionde la science-fiction québécoise.
Denis Côté
Berlin-Bangkok, un roman de Jean-Pierre April (1989)
L'histoirese
déroule dans un futur indéterminé mais proche.
Axel Rovan est un Berlinois de l'Allemagne «capitalocommuniste»,
réunifiée sous l'égide de la bifédération
de l'Alliance Allemande. Il travaille pour la Deutsche Drug,
une entreprise multinationale spécialisée dans
la miseau point de nouveaux produits pharmaceutiques. Comme tous
les professionnels occidentaux de sa génération,
il est à la poursuite du «bonheur obligatoire».
Mais où donc trouver cette euphorie tant recherchée?
Dans le mariage? Axel a déjà échoué
une fois. Dans les talkin' bars où des «causeuses»,
jeunes ou moins jeunes, se tiennent à la disposition des
clients pour quelques marks de l'heure ? Dans ces lupanars de
luxe comme le très provoquant Eros Center bâti sur
les ruines du Mur de la Honte ?
Non, Axel n'a plus envie de futilités.
Car il souffre du «nowhere», cet état dépressif
plus grave encore que le burn out. Sa première
crise l'a frappé durant son long séjour à
Rawaï, en Thaïlande, où la Deutsche Drug possède
des laboratoires servant à tester des substances disponibles
là-bas seulement. Résultat de sa crise : trois
semaines de sa vie à Rawaï ont disparu de sa mémoire.
La Deutsche Drug l'a transféré à Berlin,
mais Axel ne reconnaît plus sa ville natale, il ne s'y
sent plus chez lui, il ne se sent plus heureux nulle part...
C'est le nowhere...
Habitué aux coutumes orientales, il survit péniblement
dans cette Allemagne déchue. Au coeur d'une société
informatisée où toutes les institutions se veulent
rentables, chacun cherche à échapper à sa
solitude. Si le mariage est redevenu populaire, une nouvelle
maladie empêche dorénavant la procréation
chez de nombreux couples. Il s'agit du SAP, le Syndrome d'Accouchement
Prématuré. L'évolution fulgurante de ce
syndrome a ouvert toute grande la porte aux NTR - les Nouvelles
Techniques de Reproduction - dont la plus récente est
la MAM - «matrices artificielles modulées».
En outre, les femmes du tiers monde n'étant pas encore
touchées par le SAP, l'Allemagne bicéphale favorise
l'immigration en masse des Thaïlandaises qui acceptent d'épouser
un Allemand ou de servir de mère porteuse pour accommoder
les couples stériles.
Au fil des ans, la Thaïlande est d'ailleurs devenue une
sorte de colonie allemande. Toutes ses richesses «naturelles»
sont exploitées, à commencer par les femmes - les
prostituées au premier chef, sans compter celles qui sont
destinées à immigrer en Allemagne - et les drogues
locales. Le «klong», surtout, est recherché.
Il pousse uniquement en bordure des rizières thaï
et il faut le consommer sur place tant ses propriétés
euphorisantes sont éphémères.
Pour vaincre son nowhere, Axel s'inscrit à l'agence Paradisc.
Il consulte une psycho-assistante et il est aidé aussi
par un psychogiciel à la mesure de sa dépression.
Mais rien n'y fait. En désespoir de cause, il finit par
céder à l'ultime suggestion de sa conseillère:
prendre un rendez-vous avec l'agence Berlin-Bangkok et commander
un mariage programmé. Sa future partenaire serait ainsi
scientifiquement sélectionnée pour répondre
parfaitement à ses aspirations et à ses besoins!
Comme épouse, l'ordinateur lui propose Yumi, une prostituée
de Bangkok. Axel se soumet à ce choix et se rend en Thaïlande.
Mais il ignore que Yumi est acoquinée avec Noï, un
pharmacologue aussi crapuleux qu'ambitieux, associé clandestinement
à la Deutsche Drug. Noï expérimente sur Yumi,
avec son plein accord toutefois, de toutes nouvelles DES - Drogues
à Effets Spécifiques - et en particulier celles
produisant de formidables effets aphrodisiaques.
C'est en buvant l'une de ces drogues, le «lovedrink»,
qu'Axel et Yumi célébreront leurs épousailles...
Voilà pour la mise en place. Le reste de l'histoire
est à découvrir par les lecteurs intéressés.
Quatrième livre de Jean-Pierre April, son deuxième
roman, sa ixième oeuvre de SF, Berlin-Bangkok possède
tout ce qu'il faut pour faire date dans l'histoire de notre science-fiction
et susciter l'intérêt du milieu québécois,
sinon celui de la SF francophone. Je me demande toutefois quel
sort le «grand public» et la critique non spécialisée
lui réserveront, et ce, pour des raisons que j'expliquerai
plus loin...
Beaucoup plus intéressant et mieux réussi que le
Nord électrique, premier roman du même auteur,
ce livre mérite sans doute d'être considéré
comme l'oeuvre la plus audacieuse et la plus impressionnante
publiée par Jean-Pierre April jusqu'à présent.
Ce n'est pourtant pas sa plus «achevée», selon
moi, en ce sens que certains angles n'y sont pas arrondis à
mon goût et que certaines failles y demeurent ouvertes,
ce qui n'était pas le cas de quelques nouvelles antérieures,
beaucoup moins dignes d'intérêt par ailleurs à
cause de leur sujet.
Audacieux et impressionnant, Berlin-Bangkok l'est incontestablement
par son projet. Jean-Pierre April y développe une problématique
sociale qui dépasse ses thématiques habituelles
tout en les engloblant. Si on a souvent dit qu'il était
l'un des rarissimes écrivains québécois
donnant dans la SF politique et sociale, il faut quand même
admettre qu'April nous avait peu habitués à des
spéculations faites à partir de la «réalité
vraie», de la conjoncture actuelle, bref, de ce que l'on
appelle l'actualité.
Le contexte politique et social décrit dans Berlin-Bangkok
est une extension de l'aujourd'hui, le fruit des spéculations,
des interrogations et - je le suppose - des frayeurs de Jean-PierreApril
face à notre réalité. Ajoutons que cette
prospective est cohérente, qu'elle sonne juste, à
tel point que le monde de demain risque vraiment de ressembler,
jusque dans de nombreux replis, à la description que l'auteur
en a faite.
De nombreux sujets d'actualité sont donc abordés
dans ce livre. Faisons-en un petit tour très rapide et
pas nécessairement dans l'ordre de leur importance.
L'Allemagne d'abord. Faisant office de prophète,
ou plus exactement de «spéculateur» talentueux,
April nous présente d'emblée une Allemagne réunifiée,
aux prises cependant avec les problèmes d'adaptation que
la nouvelle situation politique pose aux Allemands si longtemps
déchirés.
La décadence de l'Occident. Berlin fonctionne à
l'heure des sourires qui camouflent la dépression. Le
néo-libéralisme a triomphé en Allemagne,
tandis que s'effondrent les valeurs de la civilisation. Les bordels
fleurissent. La drogue est monnaie courante. Chacun court après
la jouissance momentanée pour oublier sa solitude. Une
odeur d'apocalypse flotte sur le monde...
L'exploitation du tiers-monde. La Thaïlande est devenue
une colonie de l'Allemagne même si elle ne porte pas ce
nom. Non contente d'exploiter et d'importer les ressources matérielles
thaïs, la bifédération de l'Alliance Allemande
traite les femmes de sa colonie comme si elles faisaient partie
de ces ressources elles aussi. On les baise dans leurs bordels,
mais chez soi on les engrosse pour l'avenir de la nation.
Le sexe. C'est le sujet central du roman, puisqu'il y
est abondamment question d'enfantement, de mariage - programmé
ou non -, de «divorce automatique», et avant tout
de prostitution, de bordels, de nouvelles méthodes - souvent
chimiques - pour parvenir aux orgasmes les plus hallucinants
possible.
Les nouvelles techniques de reproduction. April explore
quasiment ad nauseam les multiples possibilités
offertes par la reproduction in vitro et par l'utilisation
de matrices artificielles. Tout cela parce qu'un virus post-SIDA
- le SAP - a rendu l'enfantement aléatoire. Mais le MAM
s'avère lui aussi inefficace. À la fin du livre,
une solution ultime surgit, qui sauvera peut-être l'humanité:
le recours aux matrices des guenons !
La situation des femmes. Ce thème est traité
par le biais de la maternité et des nouvelles techniques
de reproduction, mais surtout par celui de l'exploitation du
corps féminin en tant qu'objet de plaisir. Les femmes
thaïs ne sont plus que de la matière première
consommée par l'homme occidental.
La violence sociale. Le lecteur est transporté
dans les milieux louches de la Thaïlande, ceux de la prostitution
et du trafic de la drogue. Les Thaïs raffolent aussi de
la violence-spectacle : le kick-boxing est à la mode,
et des shows sont organisés à bord des Boeing pour
attirer les touristes.
La drogue. Ce thème cher à April est ici
traité aussi d'un point de vue strictement réaliste:
trafic, toxicomanie, corruption, etc.
En plus de ces sujets d'intérêt commun, Jean-Pierre
April continue à traiter quelques-uns de ses thèmes
de prédilection. Jamais il ne s'est accordé autant
de pages et n'est allé aussi loin dans le traitement de
ces thèmes-là. Dans ces cas, on a affaire non plus
à de la prospective, mais à une forme de «spéculation-délire»
contrôlée :
Les drogues modifiant les perceptions et le sens de la réalité.
On le sait, April aime explorer les univers mentaux de personnages
entrés dans un état second. Le pharmacologue Noï,
en accord avec la Deutsche Drug, expérimente sur Yumi
des aphrodisiaques de types nouveaux. Plus tard, c'est la nature
même de la relation sexuelle qu'il tentera de modifier
pour le plus grand plaisir des touristes usagers. Le corps-à-corps
«amoureux» sera remplacé par un contact d'esprit-à-esprit
(prostitution psychique) au cours duquel le client peut à
loisir voyager à travers les phantasmes de la prostituée
- et qui sait, plus tard, de l'amante ? On parle d'«expériences
transpsy», de «relations interpsy» et d'«amour
bionique». Dans les dernières pages du roman, Yumi
essaie de convaincre Axel que l'interpsy sera en mesure de rapprocher
les hommes et les femmes - et tous les humains - en permettant
la fusion des esprits. (Jean-Pierre April aurait-il décidé
d'achever son exploration sur une note d'espoir ?)
Les manipulations psychiques. Que ce soit à cause
des drogues nouvelles, des psychogiciels, des psycho-assistants
ou tout simplement de sombres machinations entièrement
humaines, les personnages du roman ne possèdent plus qu'une
parcelle de libre arbitre. Axel est torturé par un sentiment
de paranoïa assez compréhensible dans un pareil contexte.
On le voit : Berlin-Bangkok foisonne d'idées, originales
ou exploitées de manière nouvelle. C'est un romanà
idées, donc. Un roman cérébral. Et Jean-Pierre
April est un excellent auteur de «fiction spéculative»,
personne n'en doute.
Mais là où le bât blesse, c'est lorsque les
idées, les spéculations, le contexte imaginé
prennent le dessus sur le reste de la «mécanique
romanesque». April a toujours éprouvé de
la difficulté à faire vivre ses personnages, à
rendre vraisemblables leurs motivations, à rendre crédible
leur drame intérieur quand il y en a un. Dans le cadre
d'une nouvelle, d'une fiction relativement courte, cette faiblesse
peut ne pas sauter aux yeux. Mais elle devient désolante
dans un roman de 341 pages.
En lisant Berlin-Bangkok, malgré toute ma bonne
volonté je ne suis pas parvenu à croire aux personnages
qui y sont mis en scène, ni aux aspirations qui les poussent
à agir. Cela fut particulièrement vrai en ce qui
concerne la relation «amoureuse» entre Axel et Yumi.
Trop d'attraction-répulsion, de fuites et poursuites,
de valse-hésitation et de retournements chez les deux
héros. La quête d'Axel, puis son soi-disant amour,
ainsi que les événements qu'il déclenche,
paraissent «plaqués» par un deus ex machina
mal camouflé derrière l'écrivain.
Même problème du côté de l'intrigue
proprement dite. L'évolution des conjonctures sociale,
politique et géopolitique est magistralement imaginée
et terriblement plausible, je l'ai déjà dit. Mais
celle des individus manque de crédibilité. Comment
croire, par exemple, à la vraisemblance d'un personnage
crapuleux à 100% - Noï - soudainement transformé
en philanthrope rêvant de rapprocher les humains par l'entremise
des drogues ? Comment être vraiment satisfait de sa lecture
quand Yumi elle-même, puis Axel, adhèrent à
une foi aussi loufoque ?
April souffre des mêmes faiblesses que deux autres écrivains
de la SFQ, Guy Bouchard et Claude D'Astous. Ces trois-là
réussissent à merveille à inventer des univers
qui sont les paroxismes de la réalité d'aujourd'hui,
des dystopies en somme. Mais tous trois butent sur les mêmes
écueils : l'intériorité de leurs personnages
et l'intrigue. Il est intéressant de remarquer qu'à
l'opposé de ces trois auteurs masculins, trois femmes
du milieu de la SFQ, Esther Rochon, Élisabeth Vonarburg
et Francine Pelletier, ont plutôt axé leur projet
d'écriture sur la vie intérieure de leurs personnages
- placés dans des univers plus imaginaires, moins réels,
que ceux des écrivains susmentionnés - et qu'elles
le réussissent fort bien.
Sur la quatrième de couverture, Berlin-Bangkok
est présenté comme «un roman d'amour, d'aventures
et de spéculations». Pour dire vrai, moi je retrancherais
tout bonnement les deux premières appellations pour ne
retenir que la dernière.
Denis Côté
Dans la forêt
de mes enfances, une nouvelle de Jean-Pierre
April (1989)
Le narrateur s'adresse mentalement à son père
décédé à différents moments
de sa vie d'adulte. Il lui parle de la forêt de frênes
que Pap avait plantée quand lui, son fils, était
enfant. Il évoque le souvenir de leur différend
à l'adolescence, son travail comme concepteur holographique
à Las Vegas, son échec familial et son retour à
Victorinville.
Jean-Pierre April a remporté avec ce texte le prix
littéraire 1989 de la ville de Drummondville. Mais plus
important encore, Dans la forêt de mes enfances
marque un changement majeur dans la production de l'auteur. Le
«dialogue à sens unique» qu'entretient son
personnage principal - lenarrateur - avec son père constitue
une véritable déclaration d'amour, ce qui est rare
chez April.
On découvre dans ce texte une tendresse nouvelle, une
sérénité qui vient après l'âge
de la révolte, après les dénonciations virulentes
des injustices sociales, des leurres technologiques et des excès
de la société de consommation. Une intimité
nouvelle s'affiche à la faveur de l'utilisation du «je»
auquel April a recours. On a l'impression pour la première
fois qu'il met ses tripes sur la table, qu'il est capable de
puiser dans ses émotions et de se mettre à nu.
Ce renouveau se prolonge aussi dans le choix de la thématique
centrale qu'il aborde : les relations père/fils. Ce rapport
est d'abord marqué par le fossé des générations
et par l'opposition Renature (père)/Néo-Nature
(fils). Le premier croit au reboisement, à la redécouverte
de la nature primitive tandis que le second mise sur l'artifice
de la nature restaurée dont l'exemple le plus probant
est cette holoforêt à laquelle il consacre son temps
et son talent de concepteur. Pourtant, il finira par se rendre
compte que son père et lui travaillaient pour une même
cause, par reconnaître que Pap avait raison et par se réconcilier
avec lui.
April livre quelques réflexions émouvantes sur
la paternité, sur l'enfance et sur la condition masculine,
tous des thèmes nouveaux dans son oeuvre. «En donnant
la vie, on prend conscience de la durée limitée
de la sienne. Devenir pap, c'est renaître, mais c'est aussi
se préparer à mourir...» «On ne devient
pas vraiment Pap, c'est un titre qu'on nous donne pour nous garder
à la maison, tandis que la femme devient mère avec
tout son corps.»
Pour la première fois aussi, l'environnement immédiat
dans lequel vit l'auteur apparaît dans son oeuvre. Est-ce
parce qu'il a écrit cette nouvelle dans le cadre d'un
concours régional et qu'il voulait ainsi prouver son appartenance
à sa région d'adoption, les Bois-Francs ? Je crois
qu'il s'agit de quelque chose de beaucoup plus fondamental que
cela.
Enfin, Dans la forêt de mes enfances s'appuie sur
une écriture plus maîtrisée, mieux assortie
au sujet et moins tape-à-l'oeil et clinquante qu'auparavant.
Paradoxalement, alors que sa nouvelle reconnaît implicitement
la continuité comme valeur humaine essentielle, Jean-Pierre
April opère dans son imaginaire une petite révolution.
Pour cette raison, il s'agit d'un texte éminemment important.
Claude Janelle
Chocs baroques, un recueil de Jean-Pierre April (1991)
Parmi
les écrivains de SFQ, Jean-Pierre April est en ce moment
(1991) celui qui a le plus de rayonnement dans la francophonie,
qui est le mieux connu à l'extérieur du seul territoire
québécois. Le roman Berlin-Bangkok et ce
nouveau recueil nous aident à comprendre pourquoi.
Première compilation majeure d'April depuis sept ans,
Chocs baroques rassemble six de ses meilleurs textes récents,
trois autres repris de la Machine à explorer la fiction
(1980) et de TéléToTaliTé (1984),
plus une nouvelle qui n'avait jamais figuré dans aucunde
ses recueils. Si l'on ajoute à cela N'ajustez pas vos
hallucinettes, l'essentiel de l'oeuvre - qui reste encore
privé, malheureusement, d'une importante novella, Coma-90:
pouvons-nous espérer revoir ce texte un jour ? - du nouvelliste
April est maintenant accessible à un plus large public.
À la fois florilège et testament - on sait que
Jean-Pierre April a quitté le champ de la SF -, Chocs
baroques est une excellente introduction à l'oeuvre
d'un des authentiques talents de la SFQ. Le volume est accompagné
d'une introduction de Michel Lord qui discute le «baroquisme»
de l'oeuvre aprilienne et définit bien, à mon sens,
certaines préoccupations d'April, ainsi que d'une bibliographie
de ses parutions en volumes.
Du Vol de la ville (1980) à Dans la forêt
de mes enfances (1989), c'est une visite fascinante qu'on
fait dans l'élaboration d'une oeuvre à la fois
divertissante et difficile d'accès. Divertissante, à
cause de l'imagination de l'auteur qui, rarement prise en défaut,
fuse de toutes parts; difficile, parce qu'April se garde bien
de tout nous mâcher d'avance et qu'un effort de lecture
est parfois requis. Que ceux qui ne connaissent pas l'oeuvre
d'April (en est-il encore ?) ne se fassent aucune inquiétude:
cet effort est le plus souvent récompensé.
On a souvent souligné le caractère nord-américain
des fictions d'April. Cela me semble insuffisant. Les sources
SF ne sont pas celles qu'on pense. Dans le développement
de la SF d'expression française, April se rattache plus
directement à la génération des écrivains
de SF française des années soixante-dix. Loin de
moi l'idée d'en faire un Jeury - même si Jeury n'est
pas absent de son oeuvre - mais il me semble qu'April a plus
en commun avec les Houssin, Mathon, Douay, Ligny (et Brussolo,
pourquoi pas ?) qu'avec ses contemporains américains.
Comme ceux-là, il n'a pas échappé aux sortilèges
de Sheckley, de Dick et de Ballard. Comme eux, il fait feu de
tout bois. Comme eux, il tire au jugé, ne prenant pas
toujours le temps de constater si le coup a porté. L'usage
de lieux nord-américains, la transformation du pays lui-même
ne doivent pas nous boucher la vue : April est autant européen
que nord-américain. C'est-à-dire qu'il est très
québécois. C'est un angry young man... qui
sait heureusement rire.
Je m'étonne un peu qu'on n'ait jamais traité de
l'humour d'April autrement qu'en termes abstraits. Décapant,
satirique, écorcheur, rabelaisien, hénaurme,
on a dit bien des choses sur l'auteur de Berlin-Bangkok,
mais on n'a jamais insisté outre mesure sur le simple
fait qu'il sait faire rire. Il faut relire le Fantôme
du Forum pour le sérieux papal avec lequel il décrit
le Samedi Soir de Gasse Ratté. Même degré
de réussite avec Il pleut des astronefs, farce
toute aussi tolstoïenne que dickienne. Sujet scabreux, la
Survie en rose ? Peut-être, mais dans les mains d'April,
on serait bien mal venu de s'en formaliser. Et reconnaissons
qu'il est bien difficile de lire sans sourire un mythomythe (je
me réserve le terme) comme CanadianDream.
Parfois, il est vrai, l'humour joue légèrement
à faux, comme dans le Vol de la ville. Dans ce
dernier cas, un déséquilibre dans la charge humoristique
a comme conséquence d'enlever de la crédibilité
à l'ensemble du récit (je pense en particulier
à l'idée de faire usage de pétrole pour
propulser le stade de Jos Drapo).
Mais si la charge burlesque apparaissait comme un trait caractéristique
des premières fictions, au point de masquer le sérieux
de l'entreprise aprilienne (voir la préface de Michel
Lord), la deuxième moitié des années quatre-vingt
s'est chargée de nous (dé)montrer une autre facette
de Jean-Pierre April.
Si vous n'aimez pas les écrivains qui se mettent en scène
dans leurs récits, lisez quand même Coma-123,
automatexte. Vous y découvrirez, outre un exercice
littéraire cohérent, une interrogation douloureuse-
mais pudique - sur le sens (ou le non-sens) de la création
artistique. (Et vous sourirez, oui, malgré la noirceur
du propos.)
Avec Impressions de Thaï Deng, April a probablement
produit un de ses textes les plus aboutis - j'entends dire «le
plus abouti». C'est certainement la meilleure nouvelle
de 1985, année pourtant fertile en textes de qualité.
On n'oubliera pas facilement cette longue hallucination aux colorations
conradiennes, pleine de boue et d'humanité déchirée.
C'est ce monde, rêvé autrement, qu'on redécouvrira
dans le roman Berlin-Bangkok.
Il faudra attendre 1989 et Dans la forêt de mes enfances
pour découvrir un April plus près de lui-même,
plus objet d'observation qu'observateur. Ce n'est pas une expérience
habituelle d'être ému par un texte d'April. On est
secoué, renversé, agressé et caressé,
parfois irrité, mais pas ému. C'est pourtant l'effet
que me fait cette tendre et difficile recherche du père.
Certainement une de ses plus belles réussites. Elle lui
a d'ailleurs valu le Prix Littéraire de la Société
Saint-Jean-Baptiste (Fondation Mgr Parenteau) avant de paraître
dans imagine...
Il ne faudrait pas croire que le nouvelliste April n'a pas de
défaut. On l'a mentionné souvent : le mouvement
de ses récits est parfois arrêté par des
dialogues à rallonge ou des explications trop appuyées.
Peut-être, mais depuis Def et Fielding (et pourquoi pas
Homère ?), c'est un procédé légitime
dans une comédie (au sens aristotélicien). Bien
sûr, l'équilibre du récit en souffre parfois.
Parmi les textes du recueil, il n'y a guère que Télétotalité
qui présente ce défaut, sans pour autant que
la sauce en soit sérieusement gâtée. Par
ailleurs, le récit me semble à l'étroit
pour sa matière. Si vous aimez vos réalités
un peu confuses...
On a critiqué le style d'April dans le passé. On
l'a dit un peu brouillon, mal contrôlé. Mais c'est
oublier que le style ne peut être défini dans l'abstrait.
Il n'y a pas de style per se ; il n'y a que le style qui
convient à chaque projet. Ces reproches seraient de toute
façon mal justifiés dans le cas de Chocs baroques,
en particulier pour les textes les plus récents. Dans
le Mémoribond et le neurobot, la monomanie scientifique
de Hyashi Nakabata est rendue à travers un impressionnant
barrage lexical qui nous hypnotise lentement (c'est d'ailleurs
son but). Il en va de même pour Gaston Ratté qu'on
voit construit à travers l'écriture lente et alcoolique
du Fantôme du Forum. Et même sur le mode plus
bouffon d'Il pleut des astronefs, on constatera une retenue
et un contrôle auxquels ses textes anciens ne nous avaient
pas habitués. Sur un mode plus sombre, la sobriété
stylistique d'Impressions de Thaï Deng confère
au texte un haut niveau de réalité et de conviction.
Le lecteur ne peut qu'être convaincu à son tour.
Jugement global : un excellent recueil où les meilleurs
textes sont les plus récents, ce qui nous fait regretter
davantage la décision de l'auteur d'abandonner le domaine
de la science-fiction. Il fait déjà partie de mes
dix titres pour une bibliothèque fondamentale de la SFQ.
Le conseil d'usage (il faut toujours le répéter):
ne lisez qu'une nouvelle à la fois. La SF d'April aime
bien mijoter...
Jugement final : Chocs baroques est le meilleur recueil
de Jean-Pierre April et, à cause de sa large diffusion,
celui sur lequel reposera sa réputation de nouvelliste
SF.
Guy Sirois
|